Des tiers quoi ?
Encore méconnus du grand public, mais déjà éprouvés par les habitués, les tiers-lieux se présentent le plus souvent comme des espaces de création et de mise en relation. Dans « The great good place », Ray Oldenburg les définit comme des lieux de sociabilité, qui renforcent la vitalité démocratique. Tandis que pour Philippe Bourdeau, ce sont des lieux où des quêtes individuelles prennent un sens collectif. Enfin, pour la coopérative des tiers-lieux, il s’agit de lieux de travail où la créativité peut naître entre différents acteurs, où la flexibilité répond aux difficultés économiques du champ entrepreneurial.
Sur la forme, ils peuvent être très différents. Ce sont des anciennes usines, des commerces abandonnés, des friches, des bâtiments municipaux rénovés et parfois des hôtels... De « Darwin écosystème » (Bordeaux), en passant par « La Smalah » (Saint Julien en Born) et le jardin d’Arvieu (Aveyron), jusqu’à la « Quincaillerie » (Guéret), ils fleurissent dans nos villes et nos campagnes. Des grands, des petits il y en a pour tous les goûts.
Pourquoi tiers ? parce que le tiers-lieu est un entre-deux. Il est entre le lieu de résidence et le lieu de travail. Dans un tiers-lieu, le principe directeur est d’entretenir la différence, d’être en rupture avec l’ordre établi, d’être « disruptif », d’être un hors lieu hors normes. FabLab, coworking, repaircafé, ressourcerie, recyclerie…dans un tiers-lieu on fabrique, on travail, mais autrement. Seul ou en collectif, avec du high-tech et/ou du recyclé, on crée, on répare. On fait de l’économie circulaire, sociale et solidaire, de la recherche transdisciplinaire avec ou sans numérique. Chaque tiers-lieu développe ses propres activités. Certains sont généralistes et cumulent ateliers, espaces collaboratifs, incubateurs d’entreprises, accueil de jour, point d’information jeunesse...D’autres se spécialisent ou s’hybrident, notamment dans la formation professionnelle en devenant chantier ou entreprise d’insertion, ou encore le social en prenant l’étiquette de centre communal d’action sociale (CCAS), d’espace de vie sociale (EVS), ou parfois d’établissement public numérique (EPN).
Ces lieux sont animés par une dynamique de « bottom-up ». Pour eux, les solutions ne viennent pas (plus) d’en haut. Le contexte économique, social et environnemental impose d’agir plus vite et avec plus de souplesse. Autrement dit, c’est sur la mise en relation des habitants du territoire qu’il faut compter pour construire le monde d’après. En outre, ce sont théoriquement des espaces neutres, c’est-à-dire accessibles à toutes et tous, sans couleurs politiques ; des lieux de diversité (sociale, culturelle et générationnelle), et unifiants, car l’idée de solidarité, d’égalité et de « faire ensemble » y sont très présents.
Des tiers fragiles
C’est sans doute pour toutes ces raisons qu’ils polarisent beaucoup l’attention des politiques de développement territoriale. La mission société numérique - l’État – les présente même comme des « fabriques du monde d'après ». En ce sens, ces lieux véhiculent de nombreux fantasmes et beaucoup d'espoirs : créations d'emplois, sources d'attractivité et de dynamisme économique, accélérateurs de transition écologique, catalyseurs d'apprentissages, terreaux de l'innovation socioprofessionnelle...Des espoirs trop nombreux pour être réalistes.
En effet, les ambitions et la volonté affichée et revendiquée des tiers-lieux d’être différents et innovants, se heurtent à un besoin de financement et donc à des exigences de formalisation. Derrière les murs d’un tiers-lieu coexiste des objectifs et des exigences pas toujours compatibles entre elles. À commencer par la quête d’une rentabilité financière tout en proposant un espace libre et gratuit, ou encore le choix d’une gouvernance horizontale sans leader dans un système administratif et juridique très vertical.
La question du modèle économique a déjà été traitée, notamment dans deux rapports : faire ensemble pour mieux-vivre ensemble, et mille lieux. Dans le premier, les tiers-lieux sont présentés comme des lieux qui « dessinent le futur de notre rapport au travail et renouvellent la sociabilité. Ils chérissent les anglicismes, mais sont bien ancrés dans leurs territoires. [...] Ils visent la création, la formation, l'apprentissage. Valorisent le partage, la solidarité, "le faire ».
Toutefois et malgré ces atouts, le rapport pointe leur fragilité structurelle. Précisément, ces lieux si hybrides qu’ils sont, peinent à trouver un modèle économique durable et viable sur le long terme. Ceux qui s'en sortent, sont ceux qui, soit optent pour un modèle économique proche de celui d'une entreprise de service, soit ceux qui sont financés par de l’argent public.
Une autre limite souvent évoquée au sujet de ces lieux, est celle de leur impact socio-économique sur leur territoire d’implantation. En ce sens, le rapport souligne que la création de ces lieux est encore trop récente pour trouver des études approfondies sur leurs impacts, économique notamment. Aussi, pour conclure que ces lieux sont créateurs de valeur économique – reste à définir ce qu'est une valeur économique – le rapport se contente de témoignages et de récits. Mais aussi sincère que soient ces retours d'expériences, ils sont forcément biaisés. D'abord, par le choix des témoins et des témoignages. Ensuite, par la vision subjective du témoignage.
Un second rapport, dont l'objectif était clairement « d'objectiver l’impact des tiers-lieux sur les territoires » a été rédigé. Mais là encore, l'étude d'impact se contente de retranscrire la chronologie de création de 8 lieux sur l'ensemble du territoire national, alors qu’il en compterait 1800. 8 cas sur 1800, ce n’est pas une enquête analytique et comparative, mais des portraits isolés qui ne suffisent pas à tirer des conclusions générales ou des recettes pour créer un bon tiers lieu.
Enfin, l’objectif de diversité de fréquentation n’est souvent pas atteint. Les lieux les plus « geeks » ou « branchés » ressemblent à de petites communautés sans vraie mixité sociale, où se cache une forme d’entre-soi. Une fois construits ces lieux restent le plus souvent fréquentés par les membres de la communauté à leur origine et peine à devenir des vraies agoras, cela même quand ils ont une origine communale ou intercommunale. Le lieu se colore de l’esprit d’une communauté ou pis d’une tendance partisane et politicienne. En outre, ils se personnalisent et se construisent autour d'individus et plus rarement autour d'un territoire. Peut-être parce qu'ils ne sont pas encore assez "vieux" ou peut-être parce qu'ils ne répondent pas vraiment aux besoins et attentes des populations qui souhaiteraient des guichets de services publics et des emplois...Or, sans ancrage territorial et sans une fréquentation plurielle, il me semble que le lieu n'atteint pas son objectif et ne trouve jamais son équilibre.
L’essence du problème est peut-être là. Ces lieux naissent de quêtes et d’intérêts individuels. Or, d’aucuns n’ignorent que la protection de l’intérêt général, ne se résume pas à la promotion de la somme d’intérêts particuliers.
Des lieux symboles d’une France hypercentralisée
Dès lors, est-il bien sage de faire de ces lieux des piliers du monde d'après et de la relance économique ? Très clairement, ces deux rapports n’en apportent pas la preuve, mais seulement une réponse partielle tant ils manquent de données qualitatives et quantitatives.
Pour autant, d'après un article du Figaro, ces lieux pourraient être au centre du plan de relance avec la création de 500 « manufactures de proximité » pour recréer localement du lien social et faciliter l’activité. L'article laisse entendre que ces lieux pourraient être une façon de décentraliser la France, de redynamiser la « province ».
Si ces lieux sont pour la majorité des lieux de création, de faire et de vivre ensemble, ils n'en demeurent pas moins fragiles dans leur gouvernance et dans leur équilibre financier comme cela a été évoqué plus haut. D’autre part, ils ne sauraient palier au désengagement de l’État dans les territoires, ni aux fermetures des entreprises ou des casernes. Alors pourquoi nourrir autant d'illusion autour de ces derniers ?
A l'instar des Maisons de Service aux Publics ou désormais des maisons France Service, ces tiers lieux sont des paillettes pour dissimuler la fermeture des guichets et autre service aux publics : banque, poste, impôts... Ils sont une façon de décharger l’État de ses obligations en faisant reposer sur des acteurs privés ou semi-privé une mission de service public. Une façon de fragiliser un peu plus le pacte républicain et l’égalité d’accès au service public. Une façon aussi de faire peser une nouvelle charge sur les épaules des collectivités territoriales.
En effet, quand bien même chaque commune aurait son tiers-lieu, serait-elle pour autant plus dynamique ? Et pour combien de temps ? Tant que l’État maintiendra la perfusion financière, le tiers-lieu résistera. Puis quand les priorités auront changé et que l’État coupera les budgets, il sera obligé de fermer. Ils ne créeront pas d'emploi ou très peu. Un concierge et un animateur et dans le meilleur des cas un.e chargé.e d’insertion professionnelle. Ils n'apporteront pas plus de dynamisme qu'un bar, une bibliothèque, un comité des fêtes ou un chantier d'insertion qui existent déjà dans bon nombre de communes. Ils ne redonneront pas aux collectivités territoriales les compétences et les moyens de les exercer. Ils ne seront jamais les piliers d'une France décentralisée. Ils resteront des lieux tiers, laissés de côté comme le tiers-monde ; certes ouverts à tous, mais fréquentés par des gens qui peuvent télétravailler, des curieux, des perdus, des cœurs brisés qui n’ont plus d’autre endroit où aller.
Ainsi, ces lieux sont le symbole d'une France qui a abandonné ses territoires, une France hypercentralisée, car ces lieux fleurissent partout où l’État central est rejeté, décrié, voire détesté. À l’instar des ronds-points occupés par les « gilets jaunes », ou les places animées par les « nuits debout », ils créent ou recréent du lien et de la dynamique sociale là où elle avait disparue.
On peut alors se demander si ces lieux ne sont pas le symptôme d’une société qui s’essouffle. Une société qui veut passer outre la lourdeur de l’administration, de sa hiérarchie, de ses codes, de ses réseaux de pouvoirs. Plus souples, plus dynamiques, plus résilients, ces lieux sont des félins. A l’inverse, l’administration centrale, écrasée par son propre poids, est une machine qui fonctionne pour elle-même. Rien n’est fait pour que les choses changent en profondeur, car la seule chose qui compte, c’est que la machine continue d’avancer. Enfermer dans des carcans hiérarchiques, prisonnière d’une vision unilatérale et centrale, l’administration ne progresse pas.
Ne soyons pas naïf, soyons audacieux. Pour créer de la dynamique, de l'attractivité, de la créativité sur nos territoires, ce sont des collectivités territoriales fortes et indépendantes dont nous avons besoin. Elles savent gouverner, organiser, distribuer les ressources de leur territoire. Elles sont au contact direct des populations, elles les connaissent. Il faut libérer leurs énergies et leurs potentiels en leur donnant plus de liberté, en créant de nouvelles échelles de prise de décisions plus proches des habitants. Mais cela passe nécessairement par plus de décentralisation, c’est-à-dire un rééquilibre des compétences, une division verticale du pouvoir, la fin du contrôle étatique et plus de moyens fiscaux. Donc bien plus que la création de tiers-lieux.
Des lieux d’illusions dans un système sans horizon
La construction de ces lieux relève d’avantage d’un effet de mode et du "marketing territorial" plus que du développement économique et social. C’est un « coup de com » politique pour faire croire que le territoire revit alors qu’il survit.
Ils séduisent en effet par leur ambiance très « cosy », « chill » et « babos », leur management horizontal, leur décoration industrielle et rustique. Les gens qui y travaillent ne travaillent pas, ils collaborent, se sont des faiseurs, des « makers ». Ils sont fun et un peu hipster. Ils boivent du café dans le mug à l'effigie du lieu. Ils vous accueillent la clop au bec à grand coup de « TU vas bien ? ». Mais, dans le fond, il y règne une sorte de chacun pour soi, car beaucoup sont en « freelance » - autre façon plus cool de dire indépendant en galère – et ceux qui payent pour avoir leur espace de travail ne se mélange pas avec les autres visiteurs. On discute le temps de se servir un café, puis on retourne dans son espace à soi pour coder ou passer un appel en visio et tenter de gagner sa vie. En outre, ils sont au développement territorial ce que le « greenwaching » est à l'écologie, des pansements sur hémorragie.
Ces lieux tentent d’abolir les frontières entre lieux de vacance, de travail ou de résidence. Ils aspirent à faire et être un peu tout, mais ne ressemblent à presque rien. Les tiers-lieux sont des faitouts. On y trouve des imprimantes 3D, des formations aux usages numériques, guichets de service public et des gens pleins de bonne volonté, mais avec des formations et des compétences qui ne suffisent pas à répondre à toutes les problématiques territoriales auxquelles on leur demande de répondre.
Que le créateur, financeur, concierge, d'un de ces lieux ne se méprenne pas. Je ne critique pas les tiers-lieux en tant que tel et encore moins les efforts et sacrifices de ceux qui les entreprennent. Ce que je dénonce, c’est la logique naïve et solutionniste qui pousse leur création et cette croyance qu’un lieu parce qu’il est original suffirait à redonner vie à un quartier ou une commune. Il ne fait aucun doute qu'un lieu de socialisation de plus dans une société individualiste ne peut faire que du bien et il ne fait aucun doute que ces lieux en sont tous.
Pour autant, et je préférais que l'avenir me contredise, ces lieux seuls ne vont pas rouvrir les usines qui ont fermées pour cause de faillite ou de délocalisation, ni rapprocher les citoyens des services publics privatisés ou fermés pour cause de récession. Ces lieux seuls ne vont pas résoudre la fracture numérique, la crise climatique et économique, ou le chômage de masse. Ils ne vont pas lutter contre l'évasion fiscale, ni rétablir la confiance des citoyens dans une classe politique mafieuse et irresponsable. Ils sont peut-être des graines d'espoir, mais ils sont plantés dans une terre qui n'a plus rien de fertile tant elle a été vidée de toutes ses ressources. Leur vision est belle, leur initiative un brin novatrice, mais dans un système en faillite et face à un conservatisme politique structurel, ils ne pourront pas grand-chose si ce n’est rien.
Je ne nie pas non plus que ces lieux sont des espaces de création, voire d’innovation. L’informel est au cœur du tiers-lieu et ouvre alors un espace de création bien plus grand que dans un lieu formel et institutionnalisé. Aussi, ces lieux pourront peut-être faire venir de nouveaux « fermiers » et introduire de nouvelles techniques sur des territoires appauvris. Ils sont peut-être les forges du monde de demain, l’expression d’une société qui n’en peut plus d’attendre que les choses changent, ou plein d’autres belles choses ; mais pour créer un nouveau monde, les intentions ne suffisent pas.
Faute de moyens, ces tiers-lieux tendent ou sont contraints de devenir de plus en plus formels, de rentrer dans les cases d’un appel à projet, d’accepter de nouvelle mission et donc de s’institutionnaliser et de répondre à des objectifs et des critères de rentabilité. Ils perdent peu à peu ce qui faisait leur originalité et donc leur potentiel de créativité. Le terme de tiers-lieu tend à devenir un label ; mais qui dit label dit aussi critères harmonisés. Or, la logique d’une telle dénomination n’est pas neutre. Elle est même aux antipodes de l’esprit de ces lieux. Accepter d’utiliser ce « label », c’est une façon d’exister, mais aussi d’affirmer une filiation avec celui qui pose les critères – en l’occurrence l’administration centrale - c’est donc refuser de se démarquer, de faire autrement, d’être un tiers. En conséquence, seul subsiste une image, un drap de créativité qui recouvre une instrumentalisation et une incapacité politique à se remettre en question et se donner les moyens de faire mieux et de voir plus loin.
Ils sont le reflet d'une société qui va mal, une société qui est tellement désespérer qu'elle croie que des lieux suffisent à résoudre tous les problèmes, alors qu'ils sont eux aussi le fruit du système en faillite, les symboles d'un État qui cherche à recréer de la proximité et répondre aux besoins de sa population à moindre frais. Ils témoignent en réalité de la précarisation de l'emploi et de la disparition des services publics de proximité dû à une politique centralisatrice et néolibérale. Ils naissent avec l'idée de devenir des lieux de création et de relation, mais grandissent en devenant des voitures balais des guichets qui ferment, soit par manque d'argent, soit par privatisation du service public. Peu à peu l'utopie civilisationnelle laisse la place au "new public management" et aux objectifs de performance.
En définitive, « tiers-lieu », c’est le nom que l’on donne à des lieux qui portent beaucoup d’ambitions sur les fondations d’un système politique vieillissant. En politique comme en architecture, ce qui fait la force d’une construction, c’est l’harmonie et la cohérence qui règne entre sa base et son sommet. Il est temps de changer les architectes.
Ressources :
- Ray Oldenburg, The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community, Broché, 1999.
- Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau, Michel Lallement, Makers : Enquête sur les laboratoires du changement social, Seuil, 2018.
- Patrick Levy-Waib, rapport de la mission Coworking : Territoires, Travail, Numérique, 2019.
- Hugues Bazin (Dir.), Recherche-action et écriture réflexive: la pratique innovante des espaces comme levier de transformation sociale, INJEP, Cahiers de l’action n°51-52.
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