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Espoir et impuissance : chroniques d’un médiateur numérique

  • Chapitre 1 : Le numérique : du progrès technologique au parasite sociétal
  • Chapitre 2 : Le métier de médiateur numérique : en construction depuis 20 ans
  • Chapitre 3 : Médiateur numérique et service public : une relation pleine d’ambiguïté
  • Chapitre 4 : Les 4 dimensions de l’inclusion numérique : faciliter, encapaciter, motiver et rassurer
  • Chapitre 5 : Au-delà des médiateurs numériques : le mirage de la société numérique

Chapitre 1 : Le numérique : du progrès technologique au parasite sociétal

J’ai découvert le métier de médiateur numérique alors que j’étais en poste au Conseil départemental de la Creuse dans le service de l’insertion professionnelle et sociale. Je devais conduire des projets de retour à l’emploi et d’accompagnement des bénéficiaires des minima sociaux. C’est dans le cadre de ces projets que je me suis intéressé à ce qui s’appelle l’inclusion numérique.

Il était question de stratégie nationale pour un numérique inclusif, d’outils de diagnostic comme « les bons clics » ou « pix », de « pass numériques », d’action capacitante, d’open badges, d’aidants connect », de NEC (Numérique en Communs) et de tiers-lieux. Le fil conducteur, vous l’imaginez, c’était le numérique, ses usages et ses possibilités, et dans mon cas, la création d’emplois et le développement territorial.

A mesure que je me familiarisais avec ses nouveaux termes et acteurs, je prenais conscience que désormais, le numérique ne se limitait plus à un outil ou à un loisir. Il était devenu une sorte de « parasite sociétal », car plus rien dans notre quotidien ne saurait lui résister. Comme un ténia, ce numérique du quotidien vit désormais aux dépens de ses utilisateurs. Il s’immisce dans chaque instant de leur vie sans qu’ils puissent le contrôler, ni même se rendre compte de la place qu’il prend. A tel point qu’il en devient superflu et gênant.

En ce sens, le philosophe Dominique Bourg déclarait récemment au sujet de la 5G : « ce qui était un progrès à un moment donné, quand vous le continuez de façon stupide, ça devient totalement désastreux ». Autrement dit, ne pas interroger la place du numérique dans notre société, sous prétexte que c’était un progrès à un moment donné de notre histoire, revient à nous enfermer dans un cercle vicieux d’asservissement et de dépendance. Peut-être, comme le soulignait Heidegger, n’est-il déjà plus possible de réguler la technologie moderne qui tient désormais plus d’un processus autonome que d’un outil.

Force est de constater que le numérique sert moins le progrès technologique et social que le progrès économique de certaines multinationales. Car derrière les beaux discours progressistes et solutionnistes sur la « transition » et la « société numérique », je constate quotidiennement dans les communes où je vais, mais aussi dans les collèges, les différents ouvrages que je lis, les divers rassemblements et rencontres auxquelles je participe, que le numérique est un parasite qui nous rend vulnérables et aggrave les injustices. Charge aux médiateurs.trices numériques de lutter contre cette nouvelle maladie.

 

Chapitre 2 : Le métier de médiateur numérique : en construction depuis 20 ans

Peut-être n’avez-vous jamais entendu parler de cette profession qui se cherche encore un nom. Médiateur numérique, conseiller numérique (France Services), assistant numérique, coach numérique, etc. Difficile de nommer ce métier qui a pourtant émergé depuis le développement du numérique dans notre société, il y a de ça une vingtaine d’années.

En ce qui me concerne, je considère que ce flou sémantique ne conduit ni à faire connaître cette profession, ni à l’enrichir sur le fond. Aussi, je ne retiendrai que le terme de médiateur numérique qui selon moi est le plus juste. En ce sens qu’un médiateur numérique est autant conseiller, assistant, aidant, coach, animateur, "makers" que formateur.

Aujourd’hui, la mission principale du médiateur est de faciliter l’acculturation numérique afin de faire émerger une “société numérique” inclusive. C’est-à-dire, une société dans laquelle le numérique n’est plus seulement un loisir ou un outil de travail, mais une condition pour devenir un citoyen. Car oui, dans un avenir proche, notre âge et notre nationalité compteront moins que la qualité de notre connexion à Internet et notre « e-réputation » sur les réseaux sociaux.

L’objectif des médiateurs est donc de vulgariser une technologie devenue au fil des années très présente - pour ne pas dire oppressante. Transmettre des clés de compréhension, présenter les enjeux, expliciter un vocabulaire abscons et anglicisé, faire le lien entre l’humain et la machine, démystifier un outil souvent caricaturé… Voilà la tâche qui incombe à ces professionnels méconnus et sous-estimés.

En effet, beaucoup de médiateurs.trices numériques sont dans des situations professionnelles précaires : contrats de courte durée, absence de formation, salaire peu attrayant, cumul de missions, etc. D’autres se mettent à leur compte en pensant que du fait de la dématérialisation, un filon serait à exploiter. Cette précarité professionnelle, s’explique en grande partie, par le fait que le numérique pose un vrai problème de sécurité et d’accès aux services publics, mais n’est pas considéré comme un sujet sérieux et prioritaire par les responsables politiques et l’opinion publique.

Ainsi, de manière épisodique quand les budgets le permettent, de l’argent est débloquée pour un temps. Ensuite tout le monde croise les doigts en attendant la prochaine perfusion, en espérant que le problème disparaisse tout seul. Pourtant, c’est un métier essentiel dans la société qui vient et qui s’apparente de plus en plus à une mission de service public.

 

Chapitre 3 : Médiateur numérique et service public : une relation pleine d’ambiguïté

Précisément, ce métier est à mi-chemin entre celui d’informaticien et celui de travailleur social. En ce sens, il est venu "combler le vide" entre une profession qui n’a pas vocation à vulgariser un savoir et une autre qui est prise à la gorge par la dématérialisation des services publics.

L’objectif du médiateur numérique n’est donc pas de réparer des ordinateurs, ni d’accomplir des démarches administratives, mais bien de donner du pouvoir d’agir et de l’autonomie à des personnes qui en sont privées. C’est donc un métier de proximité, où il faut aller vers, c’est-à-dire sur le terrain, au contact des gens, de leurs problèmes et donc de leur colère et de leur détresse.

Si l’on remonte quelques années en arrière, le numérique n’était pas une préoccupation majeure des citoyens. Il servait essentiellement au travail pour communiquer et dans certaines usines pour fabriquer des pièces. La dématérialisation était marginale et surtout : une option. D’autre part, s’il y avait des virus et des cyberattaques, les particuliers étaient bien moins exposés aux logiciels de rançon et autres « malware » ou tentatives d’hameçonnage qu’aujourd’hui.

Aussi, pendant longtemps le numérique était considéré comme un passe-temps ludique et créatif et la médiation numérique comme une activité non essentielle. Mais aujourd’hui, c’est un outil démocratique pour partager, collaborer et voter. C’est aussi une condition d’accès au service public pour déclarer, modifier, demander ou encore signer des actes administratifs. Aussi, les médiateurs.trices numérique ne sont plus là pour faire des ateliers d’informatique sur « word » ou « excel », ou pour trier les photos ; mais pour protéger et permettre à tous les Français.çaises d’exercer leurs droits et de vivre dignement.

Cette situation s’est aggravée avec l’objectif présidentiel d’une dématérialisation totale en 2022. L’urgence s’est substituée à la curiosité, faisant des médiateurs.trices numériques les pompiers d’une dématérialisation qui ne cesse d’allumer des foyers d’incendie. Ils sont bien malgré eux les premiers de cordée d’une « transition numérique », que je préfère qualifier de « dématérialisation sauvage » tant elle est autoritaire, violente et injuste.

En effet, le mot « transition » fait plaisir aux oreilles, mais sur le terrain au côté de ceux qui souffrent, je suis forcé de constater que de « transition », il n’y en a aucune. Le numérique s’est imposé en même temps que les guichets de proximité ont été fermés, créant un sentiment d’abandon. Difficile de dire si c'est une stratégie politique dans le but de simplifier et d'accélérer les procédures administratives, ou si c'est un impératif économique pour réduire un déficit budgétaire qui se creuse chaque année. Toujours est-il que les médiateurs numériques sont en quelque sorte les voitures balais de la dématérialisation du service public. Ce n'était pas leur mission initiale, faut-il qu'elle le devienne ? Si oui, quels moyens leurs donner ? Voila des questions qui gagneraient à être tranchées.

Fermeture des guichets, suppression de postes, absence de formation des fonctionnaires aux outils numériques, un cadre juridique dépassé… La vague numérique, s’est ainsi transformée en tsunami, emportant avec elle ce qui restait de la notion de service public. Que reste-t-il en effet de notre service public quand des garagistes et des buralistes sont en même temps : agent de poste et fournisseur de carte grise ? Est-ce vraiment cela le progrès : une privatisation des démarches administratives et une polyvalence qui cache mal une précarité professionnelle ? Bientôt, peut-être, nous déclarerons nos impôts chez le boulanger, et on nous demandera de croire que c’est un progrès.

Je crois très sincèrement que les responsables politiques n’ont pas anticipé, ni mesuré les conséquences de la dématérialisation. Beaucoup d’élus restent focalisés, pour ne pas dire obsédés, par l’aspect économique du numérique : sur le déploiement de la fibre ou de la 5G. Comme si mécaniquement des emplois allaient être créés. D’ailleurs, le secrétaire d’État au numérique est un « sous-ministre » rattaché au « grand ministre » de l’Économie. N’est-ce pas paradoxal qu’une technologie si révolutionnaire ne soit traitée que de manière si secondaire ?

En outre, les responsables politiques, notamment les élus locaux, laissent à la marge les problèmes sociaux - et de plus en plus écologique et de souveraineté - que le numérique génère. Pour eux, le problème finira bien par se résoudre tout seul avec le temps ou en accélérant le mouvement. Mais les conséquences sociales et juridiques sont déjà là et vont mettre des années avant de se résorber. Car on ne peut pas réparer une vie humaine aussi vite qu’un réseau mobile.

Quand on est loin des gens, dans les bureaux parisiens, on sous-estime la violence des décisions, ainsi que leurs conséquences sur ceux qui doivent vivre avec. Force est de constater que par la méconnaissance et probablement aussi le mépris de nos « représentants », le numérique est vécu, non pas comme un progrès, mais comme l’avènement d’une société sans contact et dépourvue d’humanité.

Dans une société où le numérique n’est plus seulement un outil de travail et de détente, mais un moyen de s’informer, de communiquer, d’exercer ses droits ainsi que de se déplacer, d’acheter, de vendre, et d’accéder à des soins, etc. Le métier de médiateur numérique, est forcé à évoluer et à prendre une dimension sociale et civique, pour ne pas dire politique et militante afin de protéger le service public et promouvoir l’inclusion numérique de tous les Français.çaises.

 

Chapitre 4 : Les 4 dimensions de l’inclusion numérique : faciliter, encapaciter, motiver et rassurer

Le médiateur numérique est souvent présenté comme le « bras armé » de l’inclusion numérique. Il lutte contre la fracture et l’exclusion. Ces deux termes, qui eux aussi font débat, expriment un degré d’éloignement entre une partie de la population et le numérique. Le premier dans une dimension matérielle, démographique et géographique. Le second dans une dimension cognitive et sociale.

Ainsi, en France, le problème et sa résolution se focalisent sur :

  • l’accès : c’est cher, c’est complexe, pas adapté à tous les individus ;

  • les compétences : c’est une culture avec son langage et les usages sont multiples.

Pour ma part, je pense que ces deux dimensions ne suffisent pas à décrire l’ensemble du « problème numérique », ni d’agir sur ces causes profondes.

D’abord, ces deux termes ont l’inconvénient d’être clivant et manichéens. Ils polarisent les individus en deux camps : les inclus et les exclus, sous-entendu : les bons et les mauvais. En conséquence, des gens qui n’ont rien demandé, se retrouvent stigmatisés et enfermés dans des projections qui ne rendent pas compte de la réalité.

Ensuite, ces deux termes ont aussi l’inconvénient de rendre les individus responsables de leur situation en faisant peser sur eux une présomption de culpabilité : trop pauvres, trop vieux, trop handicapés, trop isolés, etc. Augmentant alors le risque d’un effet pygmalion. Pourtant, le numérique nous rend tous plus ou moins vulnérables. C’est ainsi qu’au lieu d’inclure, les pouvoirs publics produisent de l’exclusion. Autrement dit, l’individu ne choisit pas de s’exclure, il se fait pousser à l’exclusion, comme un marin, condamné au supplice de la cale, se fait jeter à la mer.

Enfin, il ne peut pas y avoir d’inclusion, sans désir d’inclusion de la part des individus. En ce sens, l’inclusion est une rencontre entre une volonté individuelle et un projet collectif. D’où l’intérêt de prendre toutes les dimensions de l’inclusion numérique : objectives et subjectives.

Précisément, fracture et exclusion laissent de côté deux autres aspects importants : d’un côté la motivation, le désir du numérique et de l’autre la confiance dans le numérique. Ces deux autres dimensions sont fondamentales pour apprendre et construire une société inclusive. Car plus on aime quelque chose, plus on lui donne de l’attention et plus on cherche à la connaître. Dit autrement, on ne peut pas s’intéresser ou s’approcher d’une chose qui nous rend vulnérables.

Force est de constater que les personnes qui viennent à des ateliers numériques manquent de motivation - et que dire de toutes celles qui ne viennent pas ? Elles ne trouvent pas ça ni nécessaire, ni utile. Elles n'ont pas non plus confiance dans le numérique : insécurité, mauvaise réputation. Mais faut-il s’en étonner ? En effet, si on n’est jamais invité à donner son avis et qu’on se contente de nous traiter comme des assistés, des fracturés ou des exclus cela n’est ni motivant, ni rassurant. Au contraire, c’est infantilisant et fragilise la confiance en soi.

Une tentative de mise en application et de conciliation de ces 4 dimensions :

Pour faire naître la motivation et redonner confiance, je me suis appuyé sur les méthodes des TDC. Aussi, je prends le temps au premier atelier, de comprendre le rapport qu’entretien la personne que j’ai en face de moi avec le numérique. Je l’aide à identifier et nommer les “pensées automatiques”, les émotions et le comportement qui en résulte. Cela est nécessaire pour motiver et rassurer, mais aussi pour proposer une nouvelle routine quotidienne. 5 à 10 minutes par jour pendant 4 semaines et le numérique devient moins effrayant.

Parmi les pensées automatiques, j’entends le plus souvent : « c’est trop difficile », « ça coûte cher », « c’est trop dangereux », « ce n’est pas fait pour moi », « de toute façon on n’a pas le choix, on ne peut rien faire c’est comme ça », « ça m’empêche de faire autre chose, je préfère les humains », « ça rend addict ». Peur, colère, voire humiliation, sont les émotions qui dominent, car il y a un sentiment tenace et très négatif envers le numérique de complexité et d’insécurité.

Le point commun à ces situations, c’est la vulnérabilité face au numérique. Que l’on soit vieux ou jeune, au chômage ou fonctionnaire, citadin ou montagnard, l’absence de contrôle provoque un comportement de fuite ou de résignation, voire de rejet. Ainsi, le problème perdure, car ses causes profondes ne sont jamais traitées.

Pour être efficace, le médiateur doit donc créer un espace de parole pour que l’autre puisse s’affirmer en tant qu’individu autonome. Il doit également l’aider à s’approprier son espace virtuel et l’amener à prendre confiance en lui, mais aussi dans l’outil. L’objectif est de rendre l’autre désireux d’en savoir plus. Par exemple, en montrant l’utilité et la possibilité de résister, de bloquer, de refuser ce qui ne nous plaît pas, tout en utilisant ses centres d’intérêt pour lever progressivement les boucliers. Comme le souligne Serge Soudoplatoff, l’apprentissage à l’ère du numérique est soumis à une abondance d’information et doit assurer l’équilibre entre l’engagement, l’amusement et le partage pour faire circuler la connaissance.

En plus de ce temps de dialogue, j’ai organisé le contenu de mes ateliers en 5 thèmes inspirés de la pyramide Maslow et basé sur le référentiel européen des compétences numériques :

  1. La découverte, car ce que nous ne connaissons pas ou mal, nous fait peur ;

  2. La sécurité pour réorienter sur les aspects positifs, confronter aux situations qui font peur pour mieux les rationaliser ;

  3. L’appartenance à travers la navigation, car se connecter à internet, apprendre à naviguer, c’est se connecter au monde et se relier aux autres ;

  4. L’estime à travers la collaboration que le numérique facilite et encourage grâce à de nombreux outils ;

  5. La réalisation car le numérique est un outil de création, mais aussi un moyen de devenir pleinement un citoyen de la société numérique à venir.

En ce qui concerne le cadre des ateliers, je ne fais pas de groupe de niveau et j’encourage le travail en équipe. Je propose des activités, des sujets, mais l’atelier évolue en fonction des questions que les participants soulèvent pour qu’ils restent dans le contrôle. C’est moi qui m’adapte, c’est moi qui me déplace et s’il le faut, c’est moi qui prête l’équipement, car les personnes qui viennent aux ateliers ont déjà fait un effort immense : reconnaître leur vulnérabilité. Dans un monde de performance et de culte de soi, ce n’est pas rien.

Le dernier atelier est l’occasion de leur donner à nouveau un "espace de contrôle" à travers un questionnaire où j’évalue leur satisfaction. Car mon métier est un service public. Autrement dit, ce qui m’importe, c’est la satisfaction des gens que je sers et non les caprices quantitatifs des technocrates et des politiciens, qui en raison de leur déconnexion avec les "gens", ont besoin de chiffres pour les comprendre. D’autre part, il y a suffisamment de baromètres, de rapports, d’indicateurs et d’indices pour quantifier le problème.

Aujourd’hui, la demande des communes est telle que le temps me manque pour approfondir ces 5 thèmes et pour individualiser l’accompagnement. Pour autant, les 4 ateliers de 2h30 et le petit guide du numérique remis à tous les participants, permettent une découverte et une appropriation progressive du numérique. Avec plus de temps, il serait possible d’imaginer et de créer d’autres supports, comme des tutos vidéos, des cahiers d’exercices, des jeux; ou encore d’autres formats : plus personnalisés ou en fin de journée.

Enfin, cette pédagogie est illustrée et incarnée par un personnage : “CapitaineFibre” et son univers “intergalactique”. L’objectif est de parler de choses sérieuses, sans pour autant se prendre au sérieux. Cela permet aussi d’inviter les participants à un voyage plus qu’à un cours. A rendre le numérique plus désirable et ainsi faciliter la rencontre. Enfin, c’est un moyen d’incarner et de personnaliser une technologie encore abstraite pour de nombreux Français.çaises.

En outre, le vrai problème avec le numérique dans notre société, ce n’est pas de le refuser, mais de ne pas avoir d’autres choix que de le refuser. Plutôt que de chercher à imposer toujours plus de numérique en espérant que les réticences cèdent, que la génération suivante sera plus « numériquement capable » - cela fait 20 ans qu’on entend ça - il faudrait plutôt chercher à donner envie de l’utiliser. A créer des liens qui n’existent pas encore, car personne ne s’est donné les moyens et surtout le temps de les créer. Autrement dit, pour traiter entièrement la vulnérabilité numérique, l’inventivité des médiateurs.trices numériques ne suffira pas.

 

Chapitre 5 : Au-delà des médiateurs numériques : le mirage de la société numérique

Bien que cela soit nécessaire et utile, augmenter le nombre de médiateur.trice numérique ne suffira pas à garantir l’inclusion numérique de tous les Français.çaises – d’autant moins si cette augmentation n’est garantie que pour 2 ans - et à répondre aux défis qui sont face à nous :

  • La dérive sécuritaire des gouvernements, accélérée et justifiée par la crise sanitaire a encouragée le développement d’outils numériques et avec lui la collecte de données personnelles et la surveillance des citoyens.ennes.

  • La privatisation du service public encouragée par une dématérialisation sauvage.

  • La monétisation des données opérée par les entreprises du numérique qui remet en cause la notion de consentement et le principe fondamental de dignité humaine.

  • La disponibilité et la profusion de l’information (de bonne ou de mauvaise qualité), qui augmentent notre anxiété et notre dépendance aux écrans.

  • Les filtres algorithmiques, le web 3.0, qui font gonfler les bulles égocentriques et divisent l’opinion publique qui fait désormais plus preuve de critique que d’esprit.

  • Les réseaux sociaux, incapables ou refusant toute forme de modération encouragent le harcèlement et les effets de meute qui mondialisent les discours de haine.

  • La pollution des datacenters, la production et la consommation de produits électroniques...

Si, le médiateur.trice numérique peut rendre le numérique plus accessible en prêtant du matériel ou une connexion, en transmettant des compétences, en motivant, etc. En revanche, il ne peut pas aider des gens qui ne le veulent pas, il ne peut pas lutter contre la puissance des géants du numérique, contre l’indifférence et l’ignorance des élus, contre le capitalisme de surveillance, les biais algorithmiques, les mutations sociales qu’entraîne le développement de l’intelligence artificiel, ni porter un projet de société et encore moins être le comptable d’une mauvaise politique de dématérialisation.

Pour le dire autrement, l’inclusion numérique est un défi systémique qui appelle des réformes structurelles d’envergure et non des mesurettes conjoncturelles. Ce n’est pas le problème d’une partie de la population, d’une génération, mais d’une société tout entière. Personne n’échappe et n’échappera au développement du numérique et donc tout le monde est ou sera vulnérable face à lui.

Pourtant, nombreux sont les acteurs de la médiation numérique à (encore) considérer qu’il n’y aurait « que » 13 millions d’exclus du numérique et donc à ne voir qu’une partie du problème. C’est, je pense une erreur, car tant qu’il n’y aura pas une politique globale d’inclusion numérique, le problème perdurera ; tant que le numérique sera sous l’emprise de grandes entreprises guidées par le seul profit économique, il restera source d’impuissance ; tant que les choix économiques primeront sur les valeurs de la République, il ne pourra exister de « société numérique ».

La rédaction d’une charte du numérique qui viendrait s’ajouter au bloc de constitutionnalité serait la meilleure garantie pour l’avenir de notre société. En effet, si le numérique est vraiment une transition, voire une révolution, vers une autre société, alors la Constitution, en tant que texte fondateur d’un nouvel ordre politique, ne peut pas ne pas faire mention du numérique et encore moins s’abstenir de lui fixer des bornes. Ne pas le faire, c’est reconnaître que le numérique n’est finalement pas si important; mais c’est surtout abandonner notre souveraineté populaire aux entreprises qui font tout pour nous la voler. Malheureusement, la dernière tentative parlementaire qui comprenait 7 articles a été rejetée.

Je ne suis pas naïf au point de croire qu’un texte, même s’il est de valeur constitutionnelle, suffit à tout résoudre – la charte de l’environnement en est un triste exemple. Toujours est-il qu’on ne fait pas société autour d’un objectif de dématérialisation totale des services publics, encore moins quand il est imposé. Mais bien autour d’un projet commun, un cap à tenir où chaque citoyen.enne peut trouver sa place et a un rôle à jouer. Autour, d’un texte fondateur qui vient crédibiliser et reconnaître l’importance d’un sujet de société en le mettant face au projecteur de l’opinion publique et en le livrant au débat démocratique.

Il est coutume de dire que le numérique n’est ni bon ni mauvais en soi, qu’il « est en même temps » le poison et le remède. Mais utiliser le numérique pour entretenir l’espoir d’une société idéale plus juste et plus durable, sans autre garantie que le mot « progrès », c’est surtout un mirage qui nous conduit droit au naufrage. Un mirage qui entretient l’impuissance, la résignation et finalement la servitude de tout un peuple, voire de toute une civilisation.

Tempérer les espoirs des uns, combattre l’impuissance des autres, c’est le quotidien des médiateurs.trices numériques.

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Commentaires: 1
  • #1

    Isabelle Lortholarie (mercredi, 13 avril 2022 13:23)

    Je trouve que ton analyse est pertinente, juste et constructive. En tant qu'assistante sociale, je constate le naufrage dont tu parles par lequel on nous somme d'intégrer ces nouvelles technologies comme un progrès mais tous les jours, les constats de déshumanisation des "procédures" , l'abandon de la considération portée à l'individu- citoyen accentue la fracture sociale et la colère.
    C'est un constat douloureux pour ceux qui ont foi dans le service public et dans la force du vivre ensemble pour une société ou chacun peut apporter sa pierre à l'édifice commun!!!