En tant que médiateur numérique, ma mission est de rendre le numérique accessible à toutes et tous en jouant le rôle d’intermédiaire entre la technologie et l’utilisateur.trice. Si l’objectif est clair, je dois avouer qu’il manque de sens. En effet, je pourrais me contenter d’aider les gens à utiliser la souris, le clavier, un smartphone ou une tablette, mais je ne peux m’empêcher de me demander : pour quoi faire ? N’est-ce pas finalement aider l’État à dématérialiser ses procédures administratives et devenir complice de sa politique de rentabilité du service public et des fermetures de guichets ?
Ne suis-je pas entrain de forcer des retraités à apprendre à scanner un document et numériser leur quotidien, alors qu’ils veulent pour la grande majorité profiter de la vie réelle ? Ne suis-je pas entrain faire croire aux chercheurs d’emploi que leur salut viendra du numérique ? Ou de mentir aux jeunes en leur disant qu’ils peuvent garder le contrôle de leurs données numériques et naviguer sur Internet en toute sécurité en sachant pertinemment que c’est faux. En outre, les politiques d’inclusion numérique ne sont-elles pas le moyen d’encourager l’émergence d’une société numérique dont les contours sont aujourd’hui tracés par des entreprises ?
Ainsi, plus je suis face à ces Français, catégorisés comme exclus du numérique, plus j’ai la sensation d’être l’instrument d’une politique autoritaire et antidémocratique sans but, si ce n’est celui de faire acheter et de forcer à utiliser une technologie qui n’a d’humain que ses utilisateurs.rices. Il n’y a rien de noble et rien de social à mentir aux gens et à les aider à apprendre des choses qu’ils se sentent obligés d’apprendre parce qu’ils ont peur. Peur d’être exclus ou isolés et peur d’être dépendant des autres. Face à un tel constat, je suis tenté de me résigner et de renoncer.
D’autant plus, qu’il est difficile d’attirer l’attention et de sensibiliser les médias, les politiques et l’opinion publique, sur un problème qui ne concernerait "que" 13 millions de Français. Difficile d’alerter sur les dangers du numérique quand une partie du monde est convaincue qu’il est un progrès en soi et que l’autre s’est résignée à l’accepter. Difficile enfin, de mobiliser les Français autour d’une lutte qui ne leur semble ni dangereuse, ni prioritaire. Pour dire la vérité, j’ai peu d’espoir que ce nouvel article sur l’inclusion numérique suscite un intérêt, mais qui serais-je, si ayant conscience de la catastrophe qui vient – et je pèse mes mots - je ne cherchais pas à faire quelque chose ? Après-tout, il n’y a que les poissons morts qui nagent dans le sens du courant.
Commençons par une mise au point. Je ne suis pas contre le numérique et encore moins contre le progrès. Bien au contraire, je cherche ici à les défendre. En effet, il n’y a aucun progrès quand une technologie qui pourrait libérer réduit en réalité les libertés et détruit la vie privée. Il n’y a aucun progrès quand une technologie qui pourrait redonner du souffle aux démocraties, est en fait contrôlée par une minorité animée par les profits financiers. Il n’y a aucun progrès quand une technologie se fait passer pour une solution écologique, alors qu’elle une cause de plus du réchauffement climatique. Il n’y a aucun progrès enfin, quand une technologie est utilisée pour manipuler et asservir ses utilisateurs.trices.
En outre, il suffit de regarder nos vies pour constater que le numérique dont on nous parle, n’est pas le numérique que l’on utilise. Nous ne sommes pas plus libres, ni plus en sécurité. Nous n’avons pas plus de pouvoir démocratique, ni plus d’argent à la fin du mois, alors même que nous sommes de plus en plus connectés à Internet par notre ordinateur ou notre smartphone et désormais par notre montre, notre frigo ou notre matelas. Face à cette réalité, et surtout face à la puissance du marketing des géants du numérique, qui vantent la vitesse, la facilité et le confort, il est plus facile de se résigner et de tout autoriser et tout accepter. De poursuivre cette fuite en avant en se convainquant qu’on finira par y gagner quelque chose, qu’il y aura bien quelqu’un pour nous protéger et dire stop.
Il faut d’ailleurs avouer que nous avons gagné du temps. Grâce aux applis, nous faisons tout plus vite : trouver un restaurant, tracer un itinéraire, chercher et partager une information. Mais tout ce temps soi-disant gagné, nous le perdons à gérer nos notifications, trier nos mails ou partager nos photos sur les réseaux. Aussi, ne comptez pas sur les développeurs de ses applications pour dire stop, car c’est de votre attention qu’ils se nourrissent. Ne comptez d’ailleurs pas plus sur les autres utilisateurs bien trop occupés à swiper, liker ou commenter vos photos et vendre leur vie privée et leur singularité pour être payés à vous influencer. Autrement dit, face à cette dérive technologique, vous êtes les seuls à pouvoir agir et dire stop. A moins, que les politiques d’inclusion numérique vous aident un peu.
Si l’on observe la tendance actuelle et sauf un cas de force majeure, le numérique va de plus en plus pénétrer nos vies. En conséquence, d’ici les dix, voire les vingt prochaines années, la fracture numérique pourrait s’aggraver et la puissance des entreprises de ce secteur se renforcer.
En effet, même si l’accès aux équipements numériques s'améliore avec le temps et que l’interaction avec ces derniers est facilité, notamment par l’intelligence artificielle, les commandes vocales et le design des applications, force est de constater qu’il y aura toujours des exclus du numérique et surtout que ce ne sont pas les entreprises de la « silicon valley » qui vont renoncer à faire du « business » avec nos données. Ainsi, pour bien comprendre pourquoi la fracture numérique ne disparaîtra pas avec le temps, il faut se pencher sur ses causes.
D’abord, il y a le refus. A tort ou à raison, il y aura toujours des personnes qui refuseront de se conformer aux habitudes de la majorité et en particulier aux technologies utilisées par celle-ci. Aussi, sauf à considérer que notre modèle social d’assistance disparaisse avec le temps – ce qui n’est pas impossible – il faudra toujours des moyens particuliers pour aider ces personnes particulières et il y aura toujours une fracture entre ceux qui acceptent – par choix ou par défaut - et ceux qui refusent.
Ensuite, il y a l’âge. On pourrait être tenté de croire que seules les générations n’ayant pas grandi avec le numérique sont en difficulté avec, que par la force du temps et à mesure que ces générations disparaîtront, la fracture numérique fera de même. C’est oublier que plus nous vieillissons et plus il est difficile d’assimiler le fonctionnement des nouvelles technologies. Ainsi, il y a fort à parier, que même les générations x, y et z finiront par être en difficulté avec les technologies du futur. Il est toutefois possible que la fracture change de nature et qu’elle ne soit plus entre ceux qui savent l’utiliser et ceux qui ne savent pas, mais entre ceux qui en maîtrisent le fonctionnement et ceux qui ne font que les utiliser, plaçant ces derniers en situation de dépendance et d’insécurité.
Enfin, il y a les inégalités sociales et économiques. Force est de constater, qu’elles ne disparaîtront pas. Si rien n’est fait pour l’empêcher, elles risquent même de s’aggraver dans les prochaines années. Or, c’est la cause fondamentale de la fracture numérique. Moins d’argent et moins de diplôme, ça ne favorise pas l’inclusion quelle qu’en soit la nature. Précisément, la technologie est financièrement dissuasive. Même si elle finit par être accessible, cela ne garantit pas mécaniquement de trouver un emploi ou de faire de vous un grand scientifique. Elle autorise seulement d'envisager ces perspectives. Voilà donc pourquoi la fracture numérique ne se résoudra pas seulement avec le temps, ni même avec un peu plus d’argent.
En effet, passant de 350 000 à 250 millions d’euros, le budget consacré à l’inclusion numérique a fait un grand bond en avant. Pour autant, comme le rappel un compagnon de galère, « 250 millions d’euros mobilisés pour 13 millions de bénéficiaires éloignés, c’est 19,23€ par citoyen visé. C’est bien plus que jamais. Mais pas suffisant pour faire autre chose que l’objectif annoncé : accompagner concrètement les personnes les plus éloignées. »1 Autrement dit, ça ne suffira pas. D’ailleurs, un rapport du Sénat recommandait plutôt un budget d’un milliard d’euros.
On peut toutefois espérer que cet effort soit le début d’une véritable prise de conscience et qu’il produise à moyen-long termes des effets positifs. En ce sens, il va permettre de proposer aux Français.es un accompagnement plus dense et plus harmonieux sur tous les territoire. Il va mettre en lumière une profession mal identifiée et peu connue, qui n’a d’ailleurs toujours pas trouvé de nom : formateur, animateur, médiateur puis conseiller numérique. On peut donc supposer une sensibilisation plus grande de la population aux enjeux du numérique et une prise de conscience plus large et pourquoi pas l’émergence de « numeriqu-acteur ». Plus que de simples utilisateurs, les Français.es pourraient devenir des citoyens.nes engagés.es pour la protection des données, des développeurs.es de solutions numériques plus équitables et plus responsables, des experts.es des outils de création comme les imprimantes 3D et les outils de démocratie participative en ligne.
Seulement, pour que cette perspective optimiste se concrétise, il faudra considérer le numérique comme un enjeu politique à part entière et renforcer l’engagement financier de la puissance publique. A ce propos, n’y a-t-il pas un paradoxe à vanter le progrès technologique dans des beaux discours « anti-amishs » et autres partisans de la lampe à huile, tout en cantonnant le numérique à un « sous-ministère » et le considérant uniquement sous l’angle économique ? N’est-ce pas finalement admettre qu’aujourd’hui le numérique ne serait pas un progrès, mais seulement un moyen de faire de l’argent ? C’est dans tous les cas une erreur stratégique tant cela sous-estime le potentiel de cette technologie.
Plus que jamais, il faudra axer la politique d’inclusion numérique, non pas sur la dématérialisation, mais sur la maîtrise, c’est-à-dire révéler toutes les facettes du numérique, débattre et voter pour donner un cadre légal et démocratique à cette technologie. A ce titre, l’inclusion numérique doit changer de paradigme.
Elle doit arrêter de se focaliser sur des « publics cibles » pour arrêter de stigmatiser certaines catégories de populations. Autrement dit, elle doit sortir de la logique quantitative et simpliste des 13 millions d’exclus du numérique pour considérer tous les Français, comme des exclus du numérique. Aujourd’hui, c’est en effet une minorité qui fait et donc contrôle cette technologie. Cette nouvelle politique d’inclusion numérique, doit permettre d’élargir le contenu et les moyens des ateliers de formation.
En ce sens, il faut proposer plus qu’une transmission de compétence numérique. Apprendre à cliquer ne suffit plus, il faut aussi sensibiliser aux intérêts et aux enjeux ; organiser des débats, des conventions citoyennes du numérique pour formuler des propositions et les soumettre à des assemblées délibératives locales et nationales. Cette nouvelle politique d’inclusion, doit en outre faire en sorte que le numérique du quotidien concrétise le numérique qui nous a été promis.
Derrière l’inclusion numérique, c’est l’avenir de notre République qui est en jeu. Considérer cela comme farfelu ou grotesque, c’est refuser de voir la place qu’occupe et que va occuper le numérique dans les années à venir. c'est surtout refuser de voir que si rien n’est fait, le numérique finira d’émietter et de diviser notre société. En ce sens, l’inclusion numérique doit porter, respecter et défendre les valeurs de notre République : une numérique qui libère, qui égalise et encourage la fraternité.
Derrière l’inclusion numérique, c’est l’avenir de notre service public qui est en jeu. Un service qui serait facilité, rapide et efficace, mais en réalité sans humanité et sans accompagnement personnalisé. Un service, qui n'a plus de conseiller, mais des boites vocales et des numéros verts qui sonnent dans le vide. Nous sommes aujourd’hui traités comme des données numériques. Il faut rentrer dans des cases, s’actualiser et se mettre à jour comme un ordinateur. La dématérialisation totale, c’est la déshumanisation totale et la disparition de notre modèle social, ainsi que de nos services publics de proximité.
Derrière l’inclusion numérique, c’est l’avenir de notre démocratie qui est en jeu. Le sens et la portée du numérique sont aujourd’hui déterminés par des entreprises commerciales. Ce n’est pas l’État et encore moins les citoyens.nes qui construisent la société numérique. Demain, ce ne sera pas eux qui la contrôleront.
Pourquoi faire une révolution/transformation digitale ? Si la réponse est : « pour le progrès de la société », cela ne suffit pas, ne me convainc pas. Je veux savoir en quoi cette société sera meilleure, car aujourd’hui, je ne vois que les suppressions d’emplois, la tyrannie de l’immédiateté et de la rentabilité. Je ne vois que la commercialisation de mes données numériques, le vol de ma vie privée, ainsi que de mon attention.
Nous devons poser un cadre légal, nous protéger contre ces dérives et imposer nos conditions, notre vision. Refuser de nous associer à la construction de la société numérique de demain, c’est commettre un déni de démocratie. La politique d’inclusion numérique doit donc permettre une plus grande participation des citoyens.nes. Elle doit profiter à ces derniers, à la République, à notre démocratie, car dans le cas contraire, elle n’est qu’un feu de paille. Pis, elle profite et encourage la marchandisation du numérique et donc de notre humanité.
Encourager et défendre un numérique plus humain, c’est le désir que j’aimerais susciter, l’espoir que je nourris et le sens que j’entends donner à mon métier.
Écrire commentaire