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La France d’après sera-t-elle (enfin) décentralisée ?

« Sa vue seule suffit à terrasser.Il devient féroce quand on l’éveille,Nul ne peut lui résister en face » (Job, 42, 1-2)

Notre État, serait-il devenu ce monstre redoutable doté d’une puissance terrifiante qui lui permet de gouverner par la peur ? Serait-il, « ce grand Léviathan, ou plutôt (pour parler de façon plus respectueuse), ce Dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre sécurité[1] » ?

 

Force est de constater, que si l’État a gagné en puissance, les citoyens quant à eux s’en trouvent peu à peu privée. Tandis que l’un devenait obèse de pouvoir et de responsabilité, les autres n’avaient plus rien à manger. Mais, le problème avec l’ivresse, c’est qu’elle rend impuissant. C’est ainsi, comme le souligne François Sureau que « nous avons réussi le prodige d’asservir le citoyen en diminuant dans le même temps l’efficacité de l’État, sans améliorer pour autant la qualité de la représentation ». Autrement dit, « nous avons rendu l’État impuissant en même temps que nous rendions le citoyen malheureux. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir brimer en même temps et les gouvernants et les gouvernés »[2].

 

Il n’aura échappé à personne qu’en ce temps de crise tous les regards se tournent vers cet État magistral. Il concentre à lui seul toutes les critiques – peut-être l’a-t-il bien cherché – mais aussi tous les espoirs. Est-il seulement en mesure d’y répondre ?

 

L’exemple le plus parlant est celui de la pénurie des masques. L’État pourtant premier garant de la sécurité du pays n’a pas été en mesure de protéger sa population. Ce sont désormais les régions et les communes qui passent des commandes, pour pallier la négligence coupable de l’État central. Pis encore, ce sont les citoyens eux-mêmes qui se regroupent et se structurent pour en donner et/ou en fabriquer. Faisant la preuve, s’il en était besoin, que si le peuple français n’a plus autant de liberté qu’avant et n’a jamais connu l’égalité, n’a en revanche pas perdu le sens du mot fraternité. L’exemple ne s’arrête pas là, puisque les réseaux de solidarité se multiplient pour faire les courses des plus faibles, ou maintenir le contact avec les personnes isolées. Tout laisse penser que les Français se débrouillent mieux sans l’État, ou en tout cas qu’ils savent faire sans lui. Peut-être en avaient-ils déjà l’habitude ?

 

Aussi, une douce musique de fond a fait son apparition dans la singulière symphonie de la classe politique française. Précisément, le maire de Pau a affirmé à un État plus que jamais hydrocéphale qu’il faut : « Faire confiance au terrain »[3]. Et d’ajouter sur le plateau d’envoyé spécial[4] : « Ce que je crois, c’est que la France est en train de changer de modèle […] tout remonte au pouvoir central et les décisions les plus importantes ne sont pas prises sur le terrain, mais retombent ». Poussant le trait jusqu’à souligner qu’il serait « intéressant » qu’une commission parlementaire s’empare du sujet[5].

 

Qu’on apprécie ou non l’homme ou le parti, il faut reconnaître que son appel à le mérite de rappeler que Paris n’est pas entouré d’un désert ; mais de territoires riches de savoirs et de compétences. Sa remarque ne concerne que le cas de la réouverture des écoles, mais elle ouvre une porte pour imaginer une France qui laisse plus de libertés à ses territoires. Autrement dit, une France plus décentralisée.

 

D’aucuns, en ces temps troublés pensent détenir la solution qui fera de la France la plus grande des nations dans le monde d’après. Il ne s’agit donc pas, ici, d’un appel à la réforme, mais d’une opportunité politique – au sens noble du terme – qui mérite d’être interrogée, n’en déplaise à certains[6]. En effet, si la décentralisation ne saurait être la solution à une épidémie biologique, elle a en revanche des atouts démocratiques certains pour lutter contre le virus qui ronge notre vie politique. Si bien qu’on est en droit de se demander : dans quelle mesure une France décentralisée serait-elle le remède d’une France sclérosée ?

 

De la fin d'une tragédie : les soubresauts de l’État central

 

Un citoyen averti pourrait souligner que l’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée» et l’article 72 alinéa 2 et 3 : « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon. Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences[7]. »

 

Dès lors, pourquoi dire que la France est un État centralisé, alors que l’inverse est inscrit dans la Constitution ?

 

Il n’aura échappé à personne que le droit est autant une histoire de lettre, que d’esprit et que si le juge rechigne à interpréter la loi du peuple, l’homme politique lui n’a en revanche aucun scrupule à le faire, ou à l’assortir d’exceptions particulières et pléthoriques. D’autre part, le droit résiste rarement à l’épreuve de la réalité, à commencer par celle des comptables. Précisément, avoir une compétence ne garantit pas d’avoir les moyens financiers pour l’exercer. Là encore, l’article 72-2 est venu « protéger » les collectivités territoriales, notamment, en son alinéa 4 : « Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi. » Mais, depuis la mise en place du quinquennat et la modification du calendrier électoral, qui « fait la loi », si ce n’est la majorité inféodée au chef de l’État ?

 

En outre, nous pourrions continuer notre exégèse des articles de la Constitution et de la jurisprudence constitutionnelle pour tenter de prouver que la France est un État décentralisée ; mais il y aurait toujours une exception juridique ou une limite politique à cette réalité textuelle. La justesse juridique est peu de choses face à la pratique politicienne. Autrement dit, les jolis mots et les syllogismes servent davantage à enrober des ambitions politiciennes qu’à protéger les intérêts de la République.

 

Pour autant, et pour être juste, il faut rappeler que chaque Président de la Vème République, ou presque, à tenter à sa manière de faire cohabiter État central et État décentralisé. Quatre actes[8] se sont succédé, mais avec des effets dégressifs – le premier étant le plus progressiste et les suivants de moins en moins. Force est de constater, que malgré tous ses efforts, l’État central n'est toujours pas parvenu à remettre de l'ordre.

 

En effet, chaque réforme est en réalité un compromis entre un désir d’ordre et des intérêts électoralistes, sans oublier un contexte économique dégradé. En ce sens, supprimer une assemblée démocratique, c'est non seulement peu démocratique, c'est aussi une mauvaise stratégie politique. Cela revient dans les faits à supprimer des grands électeurs et privés d'activités des compagnons de campagne électorale. Chaque quinquennat est l'occasion de nouvelles péripéties qui à chaque fois laissent un goût d'inachevé. Comme si quelque part, c'était une tradition plus qu'une ambition politique réelle. Pour autant, le drame de ces réformes, c'est que si elles affichent en objectif la clarté administrative, elles oublient l'efficacité démocratique.

 

En effet, si cette dernière se mesure au nombre de ses représentants et de ses assemblées, alors plus ils et elles sont nombreuses, plus la démocratie est préservée – et inversement. Ce raisonnement est d'autant plus pertinent quand le cumul des mandats est tout simplement interdit et par là même les conflits d'intérêts limités. Autrement dit, plus il y aura d'assemblées représentatives à différentes échelles, mieux les intérêts des citoyens seront exprimés.

 

D'autre part, ces actes de décentralisation ne décentralisent pas, mais réorganisent les compétences et les financements. Tandis que dans le même temps elles privent les citoyens de leur pouvoir démocratique en jetant un flou total, sur le rôle de chaque collectivité. Une chose en entraînant une autre, ils sont donc eux aussi poussés à croire au fameux « mille-feuille » territorial puisqu'ils ne sont plus en mesure de savoir qui sert à quoi et donc à penser que personne – sauf l’État – ne fait rien. Existe-t-il seulement un document qui permet de savoir quelle collectivité fait quoi ? Pour le dire autrement, l’État prend aux départements pour donner aux régions et demande aux communes de donner aux intercommunalités, et lui ? Et bien, il supprime des lignes budgétaires, mais ne donne rien.

 

Ce qui préside à cette réorganisation ce n'est pas le principe de subsidiarité, mais celui de la rentabilité économique. Le problème n’est pas : quelle collectivité devrait exercer telle ou telle compétence ? Mais, à quelle collectivité donner telle compétence pour que cela impact le moins le budget national. Autrement dit, les compétences ne sont pas données aux territoires qui sont les mieux disposés à les exercer, mais à ceux qui les exerceront avec le moindre coût.

 

À cette contrainte budgétaire, s’ajoute le contrôle de légalité du préfet qui vise à s’assurer que les collectivités territoriales ne font pas n’importe quoi. Souvent présenté comme une aide à la bonne organisation du pays, c’est en réalité une forme de tutelle qui ne porte pas son nom. En outre, le porte-monnaie et le préfet sont deux outils puissants pour maintenir les collectivités territoriales en état d'obéissance volontaire.

 

C'est ainsi qu'aujourd'hui les conseils municipaux sont élus aux suffrages universels, mais ne décident plus, puisque leurs compétences les plus importantes ont été transmises aux intercommunalités. C'est ainsi que les services départementaux accomplissent chaque jour un travail d'accompagnement social démesuré par rapport aux financements qui leur sont accordés. Enfin, c'est ainsi que la région est devenue le plus « gros » niveau de collectivités territoriales, sans pour autant avoir les compétences, ni la proximité qui le justifie.

 

L’État argumente régulièrement ses tentatives de réformes par la recherche d’une meilleure organisation et donc la lutte contre le « mille-feuille territoriale ». Cela se traduit par un objectif de réduction du nombre de collectivités, soit en les fusionnant, soit en les privant de leurs compétences. Les départements et les communes sont les premières « victimes » de cette vision. En effet, pris entre les grandes régions et les intercommunalités, les départements sont accusés d'être tout simplement inutiles. Les communes, elles, d'être trop nombreuse et trop petites. Par conséquent, plusieurs actes de réforme territoriale, censés faire avancer voire, mettre un terme à la tragédie initiée par la première loi de décentralisation (1982), s’efforcent de mettre de l'ordre en supprimant des recettes et en transférant des compétences. Parfois même en menaçant de tutelle les communes récalcitrantes. C'est ainsi qu'à marches forcées des territoires ont été contraint de fusionner rapidement ou de disparaître silencieusement. Voilà comment un État central qui entend défendre la diversité des territoires met en place la solution finale.

 

Force est de constater, qu'il n'y a pas « mille-feuille », mais seulement quatre : les régions, les départements, les intercommunalités[9] et les communes. L'incohérence vient surtout du fait que l'Etat à travers son administration déconcentrée tente de garder le contrôle sur ces 4 feuilles en y mettant sa pâte ou plutôt ses préfets. Le problème n'est donc pas la multiplication des feuilles, mais la superposition de deux systèmes d'administration territoriales. Le premier décentralisé est fondé sur des assemblées délibératives et démocratiques, tandis que le second déconcentré, repose sur des préfectures inféodées à la logique verticale de l’État central. En outre, si la première est justifiée par une quête de proximité, la seconde persiste sur la croyance que les territoires et leurs administrés ne sont pas assez compétents pour se débrouiller tout seul.

 

Ainsi, la présence d’une administration déconcentrée se justifie par elle-même. En effet, c’est parce que l’État concentre et décide de l’attribution et de l’exercice des compétences des collectivités, que les collectivités ont besoin de l’administration de l’État. Si elles avaient effectivement, comme le prévoit la Constitution de 1958, le bénéfice de leur libre administration, c’est-à-dire les moyens humains et financiers, nul doute que la présence d’un préfet n’aurait aucune utilité. Mais tel n’est pas le cas.

En outre, cette cohabitation de deux logiques administratives est comme un boulet qui empêche toute tentative de décentralisation totale. S’il y a des réorganisations et des économies à faire ce n’est certainement pas du côté des collectivités territoriales. En ce sens que les services déconcentrés ont bien un rôle à jouer, mais peut-être pas au sein des préfectures.

 

Dans une tragédie, le Vème actes est celui où le héros fait face à son destin inévitable. L’heure de l’État centralisé aurait-elle sonné ? Mais en quoi l’État décentralisé serait-il préférable ?

 

Des qualités d'un système décentralisé : du réseau à la résilience

 

L’État central qui se prend pour le roi des Français, aussi grand et large que condescendant est comparable au chêne qui se croit le sauveur des forêts, alors qu’il est la victime. Tandis, que ses sujets, ses collectivités qui forment le « désert français », si elles apprécient la compassion hypocrite de ce dernier ne se font pas tant de souci, car les vents furieux qui les frappent leur sont bien moins redoutables. Elles plient, mais ne rompent pas. 

 

La décentralisation est avant tout un processus avant d’être un état. C’est donc une dynamique, un mouvement de transfert d’un noyau central à des entités locales. Sur le plan linguistique, la nuance entre décentralisation et déconcentration est très subtile. Mais sur le plan politique elle est majeure. En effet, une entité déconcentrée gardera un lien de subordination avec son noyau central. À l’inverse, une entité décentralisée sera relativement autonome. En effet, bien que décentralisée, cette dernière n’est pas pour autant insulaire, mais membre d’un tout, ou plus précisément d’un réseau d’entités de tailles et de compétences différentes. La décentralisation, n’est donc en aucune façon un repli sur soi, mais une interconnexion des territoires et des populations plus denses. Au lieu que tous les liens de connexions passent par un nœud central, ils sont tissés librement par et entre chaque entité. Dès lors la transmission des informations n’est plus verticale, mais horizontale.  

 

Dans un État centralisé, lorsque le nœud central et unique d'un réseau est attaqué et se met à dysfonctionner, le reste du réseau cesse de fonctionner correctement à son tour. À l'inverse, un réseau fait de plusieurs nœuds délocalisés peut continuer d'échanger des informations, avec les autres nœuds du réseau qui n'ont pas été détruits, ou emprunter un autre chemin pour atteindre le nœud attaqué. C’est ce raisonnement qui a présidé à la création du réseau Arpanet en 1972. C'est ce réseau, entre autres[10] qui a inspiré celui que nous utilisons pour continuer de communiquer pendant cette période troublée ; mais il faut toutefois souligner que l’Internet d’aujourd’hui n’a rien de libre, ni de décentralisé du moins pour sa partie visible[11]. En outre, un réseau décentralisé peut à la différence d’un réseau centralisé faire preuve de résilience.

 

La résilience est la capacité d'un système – comme un réseau de communication ou une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné – à retrouver un équilibre de fonctionnement après avoir subi un choc ou une perturbation. Autrement dit, de s'adapter à des conditions qui lui sont défavorables.

Dans un État décentralisé, l’interconnexion forte et dense des ressources et des canaux de communication permettent aux entités d’être plus réactivent, à condition toutefois d’être bien coordonnées. En informatique, on parlera de routage. L’équivalent en langage politique serait peut-être celui de « collectivité cheffe de fil ».

 

La crise actuelle est riche d’enseignements, car comme le soulignait le Maire de Pau[12] aujourd’hui toutes les informations doivent remonter à l’État, puis redescendre. Le problème, c’est que la machine administrative de l’État n’est pas aussi souple et pas aussi proche du terrain que celle des collectivités territoriales. Aussi, l'application des consignes est beaucoup plus difficile parce que disproportionnée et décidée par une administration centrale biaisée par son champ de vision incomplet et sa dynamique bureaucratique[13]. D’autre part, l'hypercentralisation de l’État la conduit inévitablement à porter des pouvoirs et des responsabilités qu'il n'est pas en mesure de d'assumer seul. Autrement dit, la mise en réseau des territoires est une stratégie qui met l'accent sur la solidarité entre ces derniers plus que sur la souveraineté d’État. C’est-à-dire, sur la transversalité des connaissances, l’horizontalité des pouvoirs et la confiance dans les acteurs de terrain.

 

Effrayés par la catastrophe, nous tournons le dos à la merveilleuse aventure qu’est la recherche d’une société plus solidaire et décentralisé, pour chercher une sécurité toute illusoire dans un État souverain bien ordonné et centralisé. Cependant, ce n’est pas une fatalité, mais un choix. En temps de crise, il y a ceux qui préfèrent mettre en route une machine de domination en plaidant pour l'obéissance volontaire et le conformisme patriotique, de l'autre ceux qui utilisent l'intelligence collective des personnes et des territoires. En outre, la décentralisation permettrait à la démocratie d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire une politique du lien et de la confiance.

 

De la France d'après : une démocratie de proximité

 

Qu'est-ce qui aura manqué le plus aux Français depuis ces derniers mois et même depuis ces dernières années si ce n'est des liens de proximité ?

 

Il y a bien des maires à engueuler, des permanences de députés à incendier ou encore des ronds-points à coloniser, mais il n’y a plus personne avec qui discuter et créer. Les guichets sont fermés, les préfectures barricadées et l’État gouverne et administre de loin…De très loin.

 

L’un des avantages de la décentralisation est de rapprocher les citoyens de l’exercice du pouvoir et donc de la prise de décisions. Rapprocher les choses de nos yeux permet de les rendre visibles et donc de mieux les contrôler et de mieux s’en emparer. Inversement, ce qui est loin ne semble pas nous concerner, ou nous semble hors de portée. C’est de cette façon que les peuples par malchance ou indifférence ont abandonné leur citoyenneté et ont rompu les liens qui les liés les uns aux autres.

 

Pour d’autres en revanche, la décentralisation fait courir le risque de la division. En effet, dans un pays où les liens ont été coupés, dans une société très individualiste et individualisée, on peut légitiment penser que les collectivités territoriales, qui ne sont que l’émanation juridique d’une communauté d’individus, ne soient tentées par opportunisme électoraliste de s’égosiller entre elles plutôt que de s’unir. Autrement dit, qu’elles se divisent et qu’elles cherchent chacune dans leur coin, à l’instar d’Iznogoud, de se « faire Calife à la place du Calife ».

 

N’y a-t-il pas aussi un risque de créer de nouvelles frontières à un moment où beaucoup se replient sur eux même ?

 

Force est de constater que les collectivités territoriales sont déjà en partie, divisées dans des guerres de clocher justement parce que l’État n’a rien trouvé de mieux que de les mettre en concurrence, pour ne pas avoir à assumer les coupes budgétaires. C’est ainsi que l’État procède pour fermer des classes d’écoles. Il prend deux villages de taille similaire et géographiquement proches et ferme une classe dans chacun d’eux. Ainsi, plutôt que se soutenir l’une et l’autre chaque municipalité va tenter de s’attirer les bonnes faveurs du roi. Cela marche aussi par exemple pour une grande agglomération avec un département, ou un département avec une région. Les divergences politiques et les intérêts partisans ne sont que la cerise sur le gâteau. En outre, en abandonnant certaines missions et en les donnant aux collectivités, l’État n’encouragerait pas nécessairement la compétition qui existe déjà entre elles. Au contraire, tout laisse à penser qu’elles seraient amenées à collaborer davantage.

 

C’est d’ailleurs ce qu’enseigne la nature. En effet, la compétitivité n’est pas la seule loi de la jungle. Il en est une seconde qui s’appelle l’entraide[14]. Précisément, dans un environnement hostile, ceux qui survivent ne sont pas les plus forts, mais ceux qui coopèrent le plus. Il semble ainsi préférable d’affronter une crise dans un État qui encourage la coopération, plutôt que la compétition. Dès lors, il semble que tout comme le pouvoir arrête le pouvoir, l’individualisme arrête l’individualisme. C’est-à-dire que placer dans un contexte très décentralisé les individus n’auraient d’autre choix que de s’aider des autres, puisqu’il n’aurait aucun intérêt à leur nuire. 

 

D’autre part, il ne faut pas confondre État unitaire et État centralisé. En effet, un État peut tout à fait garder son unité même s’il est décentralisé. Le contrat est alors basé sur une confiance réciproque et une volonté de vivre ensemble. En ce sens, l’unité de la France ne repose pas sur l’État en tant que tel, mais sur le socle commun de valeur qu’est la République, ainsi que sur ce désir intense de la faire vivre. Cette unité se traduit concrètement par une constitution unique, symbole de notre histoire, de notre philosophie et de notre droit commun. L’appel à la décentralisation n’est donc pas un appel à la sécession, voire à la scission, mais à la concrétisation la plus forte d’un peuple libre et uni dans sa diversité.

 

Restera ensuite à résoudre le problème délicat de la répartition des compétences et surtout la définition du rôle de l’État central. Sera-t-il d’assurer une bonne allocation des ressources pour garantir la cohésion territoriale ? Comment répartir les compétences ? Qui mérite quoi et pourquoi ?

 

Nous pourrions nous fonder sur l’efficacité, l’utilité, et ou la moralité. Nous pourrions aussi nous appuyer sur l’intelligence collective par une large consultation. Il faudrait également tenir compte des besoins et des ressources de chacun, des grandes mutations qu’a connu notre monde et qu’il va connaître, du contexte nationale, européen et mondiale. En ce sens, il faudra s’interroger sur ce que doivent pouvoir faire nos collectivités dans un monde mondialisé, interconnecté. Un monde de plus en plus numérisé – et qui pourrait l’être encore plus après la crise que nous traversons. Un monde enfin, qui fait face à des risques sanitaires, climatiques et écologiques graves, de plus en plus violents et fréquents. Peut-être que les nouveaux outils numériques, comme l’intelligence artificielle et l’exploitation massive des données pourraient être des vecteurs d’opportunités nouvelles pour nos collectivités. De même, en ce qui concerne la protection de notre environnement. Si cette exigence apparaît comme une contrainte, elle pourrait elle aussi stimuler notre créativité, à condition que l’ensemble du système politique soit sollicité.

 

À partir d’un certain nombre de caractéristiques (ressources humaines, financières, habitudes et besoins de la population, taille du territoires, géographie du territoire…) il faudrait pouvoir appliquer un principe de différenciation. Autrement dit, il serait possible que les communes montagneuses exercent des compétences différentes que celles qui sont en littorales, que les régions très peuplées exercent moins de compétences que celles qui le sont moins, que les départements très riches aient moins de compétences en matière social que des communes très pauvres. Bref, que l’équité gouverne la répartition des compétences plutôt que de proclamer une égalité formelle sans permettre une réelle égalité. Ce n’est donc pas une rupture d’égalité, mais un principe d’égalité différencié, comme le rappel la jurisprudence du Conseil Constitutionnelle : « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ».

 

En outre, le prochain acte ne doit pas être un nouveau petit pas préparant le prochain, mais un grand bon avant. Cette décentralisation politique pourrait être la première étape d’autres formes de décentralisation, des décentralisations qui ne seront possibles que si Paris n’est plus le centre de toutes les réflexions et de toutes les décisions. En effet, l’hypercentralisation ne concerne pas que l’État et éloigne aussi les citoyens des espaces naturelles et ruraux, des campagnes, en les enfermant dans des hypercentres, des grandes agglomérations ou des banlieues. Elle les éloigne de ce qu’ils mangent, de ce qu’ils achètent en concentrant les biens dans des hypermarchés. Elle les éloigne de leur production de richesse avec des économies qui reposent sur l’hyperconcentration du capital dans des paradis fiscaux et les bourses financières. Enfin, ce manque de décentralisation est aussi visible en matière de Numérique. Les « datacenters » aux mains de quelques-uns posent de vraies interrogations quant à la protection des libertés et de la vie privée des citoyens. 

 

Si ceux qui se disent du « nouveau monde » continuent à raisonner dans le cadre de l’ancien, il n’y aura aucun progrès. Peut-être est-ce finalement parce que les « élites intellectuelles » de notre pays, nos dirigeants et leurs conseillers ont presque tous le même cursus et donc la même représentation du monde. Comment en effet penser différemment quand on a eu les mêmes enseignements ? Quand on vient du même milieu social ? Il ne s’agit pas de dénigrer les grandes écoles et de faire la chasse aux grands intellectuels de notre pays, mais d’interroger leurs croyances dans certains dogmes et leur manque de réactivité, d’adaptation et surtout leur manque déconcertant de créativité !

 

Construire un nouveau monde consiste avant tout à essayer de nouvelles choses. Trop souvent notre raisonnement est bloqué par des préjugés qui n’ont d’autre explications que nos propres peurs. En ce sens, la majorité des patrons pensaient qu’un salarié qui télétravaillait, était un salarié qui ne travaillait pas. Aujourd’hui, c’est le quotidien de nombreux d’entre eux[15]. On retrouve la même angoisse derrière l’instauration d’un revenu universel et enfin pour ce qui nous intéresse ici, derrière une décentralisation totale. 

 

Il y a tant de choses à essayer, à tenter, à braver ! Pourquoi ne pas permettre à chaque Français de consacrer une partie de son temps de travail, à la production de denrées alimentaires ou à la vie de sa commune en général ? Pourquoi ne pas encourager plus largement le développement de monnaie locale pour faciliter les échanges de services entre particuliers et protéger les commerçants et artisans des aléas de la bourse mondiale ? Pourquoi ne pas construire des « datacenters » dans chaque région pour que chaque territoire soit en mesure de garantir une bonne protection et assurer son indépendance vis-à-vis des géants étrangers ? Pourquoi toujours attendre que le « grand chef » décide pour agir ? Pourquoi ne pas interroger, débattre plus souvent et plus largement sur des questions de sociétés ? Il est temps de décentraliser l’attention médiatique, de décentraliser les égos politiques et les ambitions électoralistes, il est temps de décentraliser la démocratie et de donner la parole au peuple Français.

 

Finalement, la question est pourquoi nous attendons cette décentralisation ? Parce que l’État ne fait pas confiance à ses territoires et à son peuple ? Parce qu’il ne veut pas partager son pouvoir et les honneurs qui l’accompagne ? Toujours est-il que la situation justifie une participation de tous les Français et de toutes les collectivités territoriales.

 

Si l’État partage avec le léviathan la renommée de sa puissance terrifiante, il partage aussi son existence mythologique. Ainsi, n’ayons pas peur de réformer ce monstre aussi effrayant que légendaire, car il est bien plus bête que méchant.  

 

 

Notes :

 

[1] Thomas Hobbes, Leviathan or the matter, forme, & power of a common-wealth ecclesiastical and civil, 1651, p.96

[2] François Sureau, « sans la liberté », Collection Tracts (n° 8), Gallimard, 2019, p.53

[3] https://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/220420/rentree-scolaire-il-faut-faire-confiance-au-terrain-pour-bayrou?onglet=full

[4] Emission du 23 avril 2020

[5] https://www.france.tv/france-2/envoye-special/1389433-envoye-special.html, 1’12’’00.

[6] https://www.lefigaro.fr/vox/politique/nos-rates-face-au-covid-19-n-ont-aucun-rapport-avec-un-manque-de-decentralisation-20200424

[7] https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur

[8] Le nombre exact fait encore débat.

[9] Qui n’ont pas le statut de collectivités territoriales.

[10] Le réseau "cyclade" pensé par le français Louis Pouzin a aussi servi de source d'inspiration.

[11] Il est en effet très surveillé et est concentré dans les mains de plusieurs géants GAFAM et BATX.

[12] Voir infra.

[13] Le livre de Graham Allison et Philip Zelikow est en ce sens très interessant : « Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis ».

[14] Pablo Servigne, « La deuxième loi de la jungle : l’entraide », https://www.youtube.com/watch?v=ChkzJPO45qc.

[15] https://www.rtl.fr/actu/conso/coronavirus-et-confinement-le-teletravail-explose-pendant-pendant-la-crise-sanitaire-7800376438

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